ENQUÊTE – Faire la queue pour saisir l’image parfaite, poser devant des sites touristiques «incontournables»… En vacances, les occasions sont très (trop ?) nombreuses de sortir son smartphone. Mais comment expliquer ce besoin frénétique de tout immortaliser ?
Devant un panorama, un monument, une jolie façade, un plat au restaurant, un tableau dans un musée… La scène se répète où que l’on soit dans le monde : des voyageurs soucieux de ne pas perdre une miette de leur séjour prennent tout en photo, appuyant compulsivement sur le déclencheur de leur smartphone, quitte à prendre vingt fois le même cliché. On vient par cars entiers pour poser devant ces «spots incontournables» pour en repartir aussitôt, plus content d’avoir photographié le lieu que de l’avoir vu. Même les panneaux «No photo» ne découragent pas certains de braver l’interdit, jusqu’à prendre des risques inconsidérés (rappelons que les selfies sont plus mortels que les attaques de requins).
En voyage plus que dans la vie quotidienne, comment expliquer ce besoin de tout immortaliser ? Et que faire de tout ce contenu stocké sur des cartes mémoires ou sur la toile que l’on ne regardera probablement plus jamais ? La première explication vient de l’évolution technologique. «Avec le passage de l’argentique au numérique, la pratique photographique a perdu en difficulté. D’un acte irréversible et coûteux, celui de la plaque de verre utilisable une seule fois, on passe à un acte gratuit, reproductible à l’infini et sans contrainte», analyse Jean-Didier Urbain, anthropologue spécialiste du tourisme. De quoi avoir la gâchette facile… Sur la seule année 2024, on estime que l’humanité prendra 1940 milliards de photos (*), soit plus qu’en deux siècles d’existence de la photographie.
Si la frénésie de la photo est régulièrement dénoncée, le débat ne date pas d’aujourd’hui. «L’arrivée du Kodak, l’appareil qui a démocratisé la pratique de la photo dès la fin du XIXe siècle, faisait déjà l’objet des mêmes critiques. On redoutait le risque d’une débauche d’images qui allaient inonder nos vies, ajoute André Gunthert, historien des cultures visuelles et enseignant-chercheur à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS).
« En captant et en partageant un patrimoine visuel commun, le vacancier entre dans un système touristique créé par la recommandation sociale. Il veut dire ‘Moi aussi, j’y étais’. »
Jean-Didier Urbain, anthropologue spécialiste du tourisme
Récit de voyage et «validation sociale»
Si cette «débauche d’images» s’insinue dans nos escapades, c’est pour «perpétuer une tradition du récit du voyage écrit ou oral héritée de l’Antiquité et alors réservée à l’élite. Les photos de vacances traduisent une expérience personnelle et constituent une signature de son passage dans un lieu», poursuit l’auteur du blog L’image sociale. «Prendre une photo, c’est prélever un échantillon du réel, c’est garder un contact matériel avec le lieu que l’on a visité. Un peu comme le coquillage que l’on ramasse sur une plage en souvenir», compare de son côté Jean-Didier Urbain.
Cette propension à tout prendre en photo joue aussi un rôle social. «Avec ses photos, le voyageur cherche moins l’originalité qu’une sorte de validation sociale. En captant et en partageant un patrimoine visuel commun, il entre dans un système touristique entretenu par la recommandation sociale. Il veut dire ‘Moi aussi, j’ai visité ce lieu dont tout le monde parle’», développe l’anthropologue. Un comportement qui n’a rien de nouveau. «Dans la culture européenne, les sept merveilles du monde formaient le haut du panier des lieux que les gens de culture devaient avoir vus. Au fil des siècles, le développement du tourisme a allongé cette liste des lieux à voir dans sa vie. En s’y rendant pour les prendre en photo, on reproduit ce schéma», ajoute André Gunthert.
« Si l’on ne regarde pas souvent nos photos de voyages, nous savons que nous conservons la possibilité d’aller les consulter. Cela prouve que ce moment a existé. »
Julien Blanc-Gras, écrivain voyageur
«La photo modifie l’expérience du voyage»
Les réseaux sociaux ont néanmoins bouleversé la visibilité de ces photos de voyage. Autrefois rangés dans des albums de famille que l’on consultait à quelques occasions en petit comité, les clichés de vacances quittent le cercle intime et matériel. «La photo de vacances a changé de nature avec Instagram, avance Julien Blanc-Gras, écrivain voyageur, dont l’œuvre s’amuse des travers du tourisme. L’image, de nos jours, a vocation à être partagée sur les réseaux . Cela modifie l’expérience du voyage. De plus en plus souvent, on va quelque part pour prendre une photo que nous avons déjà vue. La même, dans le même cadre, mais notre visage dessus. On fait comme tout le monde : on atteste d’une expérience singulière. Certains lieux sont même non seulement instagrammables mais également instagrammisés : ils sont conçus ou agencés spécifiquement pour être postés. Je pense aux nombreuses balançoires qui parsèment le monde en indiquant le cadre et l’angle de la photo.»
Céder ses souvenirs de vacances à la mémoire de son téléphone plutôt qu’à sa propre mémoire traduirait une peur de sa finitude, une sorte de «divertissement» au sens pascalien. C’est l’avis de Julien Blanc-Gras : «Nous prenons des photos parce que nous avons peur de la mort. Fixer une image nous donne l’illusion rassurante que nous fixons la vie. En anglais, on dit d’ailleurs ’still life’ pour nature morte. Si l’on ne regarde pas souvent nos photos de voyages, nous savons que nous conservons la possibilité d’aller les consulter. Cela prouve que ce moment a existé.»
(*) Chiffres annoncés par le site spécialisé Photutorial, juillet 2024.
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