Envoyé en Europe dans les dernières années du XVIe siècle afin de conclure des alliances contre les Ottomans, ce noble persan a parcouru des milliers de kilomètres, connaissant de multiples péripéties avant de se convertir à la foi chrétienne et de finir sa vie à la cour d’Espagne sous le nom de Don Juan de Persia. Récit.
Don Juan de Persia. Derrière ce pseudonyme aux accents insolites se cache une épopée qui n’a rien à envier aux exploits accomplis par les voyageurs occidentaux entre le XVIe et le XIXe siècle. Un périple rocambolesque menant d’Ispahan à Valladolid que Frédéric Tinguely, professeur à la Faculté des lettres et grand spécialiste de la littérature de voyage, a restitué avec brio à l’occasion de la dernière édition du Festival Histoire et Cité. Au-delà de son intérêt propre, ce témoignage rare a l’intérêt de montrer que l’Europe n’était pas un foyer unique de départ mais qu’il a existé très longtemps auparavant, dans l’histoire de la mobilité globale, une forme de circulation multidirectionnelle et polycentrique.
Publié en langue castillane en 1604 et rédigé avec l’aide d’un lettré espagnol, le récit que fait Uruch Beg de son histoire commence cinq ans plus tôt, au moment où le Shah Abbas Ier, qui règne alors sur la Perse depuis une dizaine d’années, décide d’envoyer une ambassade auprès de différentes cours européennes afin de nouer des relations commerciales et de conclure de nouvelles alliances qui pourraient lui permettre de vaincre le grand rival ottoman.
Pour accomplir cette mission délicate, le souverain safavide se repose sur un groupe conduit par un certain Anthony Shirley, cinq interprètes et deux religieux portugais. Ils seront accompagnés par un seigneur persan (Hussein Ali Beg) issu d’une faction longtemps rivale à celle du Shah (les Qizilbash), assistés de quatre autres nobles (dont Uruch Beg) et d’une quinzaine de serviteurs.
Avec ses compagnons, Uruch Beg, qui laisse derrière lui une femme et des enfants qu’il ne reverra jamais, prend la route du Nord. Pas question en effet de traverser les territoires de l’ennemi turc ni d’embarquer à bord de navires portugais pour traverser la Méditerranée compte tenu de la présence de citoyens britanniques au sein de l’expédition.
Le « Grand Tour »
Après avoir traversé la mer Caspienne, la délégation se dirige donc vers Moscou où elle est reçue en grande pompe par le tsar Boris Godounov. Elle y fait halte cinq mois, le temps de laisser passer l’hiver, avant de reprendre la route vers le port d’Arkhangelsk, sur les côtes glaciales de la mer Blanche. C’est le moment que choisit Anthony Shirley pour suggérer à l’ambassadeur persan d’embarquer à bord d’un autre navire les quelque 32 coffres contenant des présents adressés par le Shah au pape et aux monarques européens. Le Persan se laisse convaincre et s’en mordra bientôt les doigts.
Après avoir contourné la Scandinavie, l’expédition plonge sur la Hollande, puis l’Allemagne du Nord avant d’arriver à Prague au mois d’octobre 1600. Présenté à l’empereur Rodolphe II de Habsbourg, Uruch Beg trouve le temps de visiter la ville, s’émerveillant devant les lions de la ménagerie impériale ou la beauté du célèbre pont Charles. « Ce pays est si froid, note-t-il au passage, que la rivière, malgré sa taille, était gelée comme de la pierre. Et il n’y a maison, si pauvre soit-elle, qui ne possède un poêle. »
Le voyage se poursuit alors par Augsbourg, Munich et l’Italie. Toujours accompagnés des Anglais, les émissaires persans sont reçus à Mantoue et à Florence, mais ils ne sont pas les bienvenus à Venise, où séjourne un envoyé ottoman. Tous arrivent à Rome au printemps 1601, afin de présenter au pape leur projet d’alliance. Mais les choses ne se passent pas exactement comme prévu.
La tension monte
Entre Shirley et Ali Beg, la tension monte d’un cran lorsque le second réalise qu’il ne reverra pas de sitôt les présents destinés au pape. Peu avant leur entrée à Rome, les deux hommes en viennent même aux mains. Une fois sur place, ils se disputent ouvertement la conduite des négociations, ce qui amène la délégation à perdre toute crédibilité auprès du prélat. Pour ne rien arranger, le secrétaire particulier, le cuisinier et le barbier d’Ali Beg décident, probablement sous l’influence des jésuites, d’embrasser la religion catholique et de demeurer dans la Ville éternelle. Cette décision, qui ouvre une nouvelle brèche dans un groupe déjà fragilisé par son échec diplomatique et les tensions internes, témoigne selon Frédéric Tinguely d’un manque de respect à l’égard du Shah.
« La prudence politique aurait voulu que l’on s’abstienne d’un tel prosélytisme, note le professeur. Cet épisode montre l’incapacité de la papauté à reconnaître un allié potentiel, à négocier avec lui sans entreprendre de le changer en profondeur. Une limite qui ne se retrouve pas, par exemple, dans l’alliance franco-ottomane. »
Accablés, Uruch Beg et ses compères reprennent la route, amputés d’une partie de leurs compatriotes mais aussi des Anglais qui profitent de l’occasion pour s’éclipser discrètement. On retrouvera trace de Shirley à la cour du Saint-Empire romain germanique, puis en Espagne, où il obtient le titre d’amiral avant d’être privé de commandement après avoir été défait à Mytilène, sur l’île de Lesbos. Il mourra finalement à Madrid en 1635.
Après deux mois de voyage et des étapes successives à Gênes, Avignon, Barcelone et Saragosse, l’ambassade persane arrive, quant à elle, à proximité de Valladolid où se trouve la cour de Philippe III.
Implosion définitive
Uruch Beg est alors dépêché en avant-garde, sans doute pour régler les questions protocolaires. En chemin, son allure pittoresque attire la curiosité de nombreux badauds qui se mettent à le suivre. Il arrive malgré tout à bon port et est reçu avec les honneurs. Mais la situation ne s’améliore pas pour autant. Une nouvelle série de conversions, dont celle du propre neveu d’Ali Beg, conduit à l’implosion définitive de l’ambassade. Plus grave, alors que les émissaires du Shah Abbas Ier font route vers Lisbonne afin d’entamer le voyage de retour, un des leurs est assassiné à coups de couteau alors qu’il tentait de disperser les curieux rassemblés devant le logement occupé par les Persans.
« Cet épisode tragique atteste d’une grande disparité dans la qualité de l’accueil offerte par les parties en présence, qu’il s’agisse de sécurité ou de respect de la différence religieuse, note Frédéric Tinguely. L’État safavide n’aurait jamais permis ce genre d’agissements à l’encontre d’un chrétien hôte du Shah. »
Uruch Beg fait alors machine arrière afin d’aller demander justice auprès du roi d’Espagne. Il n’en reviendra pas. Touché à son tour par la grâce – et sans doute pas très enthousiasmé à l’idée de retourner dans son pays après l’échec cuisant de la mission –, il est baptisé le 14 janvier 1602 dans la chapelle du palais royal de Valladolid en compagnie de son camarade d’infortune Ali Quli Beg. Se faisant désormais appeler Don Juan de Persia, il a pour parrain et marraine le couple royal en personne et se voit allouer un titre nobiliaire ainsi qu’une pension mensuelle de 100 ducats. Il a toutefois l’obligation de ne pas s’éloigner de la cour et doit être constamment accompagné d’un clerc veillant à sa bonne conduite religieuse. Grâce à l’appui du monarque espagnol, il obtiendra par la suite l’autorisation du pape de fonder une nouvelle famille avant de s’éteindre à une date située entre 1616 et 1621.
« Ce qui est particulièrement frappant dans le parcours d’Uruch Beg, c’est la constante disponibilité à la différence qu’il montre tout au long de son périple, conclut Frédéric Tinguely. Cet homme possède un goût des autres tout à fait exceptionnel. Qu’il observe les Moscovites, les populations des rives de la mer Blanche, les Allemands, les Italiens ou les Espagnols, il ne cesse de s’émerveiller. Relevant uniquement leurs traits positifs, il ne se montre jamais indigné ou incommodé par une manière de faire différente de la sienne. Il se laisse au contraire porter par le voyage, accueillant la diversité des expériences auxquelles il est confronté sans jamais se raidir en fonction de critères culturels ou religieux. »
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